Lettre à l’attention de Monsieur le Maire de Grande-Synthe, des autorités préfectorales du Nord ainsi que du ministre de l’Intérieur Monsieur Gérald Darmanin

Il y a une semaine, mardi 16 novembre 2021, en tant que bénévoles de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe, nous assistions au démantèlement de l’un des principaux campements de la ville de Grande-Synthe. Vous vous targuiez alors d’avoir permis la “mise à l’abri” de 663 personnes exilées, dans le communiqué de presse du Préfet du Nord. Une semaine plus tard, nous voulons raconter ce que nous savons de cette opération illégale de démantèlement, menée sous vos ordres et par vos agents, et présentée comme une opération humanitaire.

À Grande-Synthe, nous estimons qu’environ 1 200 personnes survivaient dans des campements de fortune jusqu’au démantèlement du 16 novembre 2021. Leurs conditions de vie étaient extrêmement précaires et indignes : abris de fortune ne protégeant ni de la pluie, ni du froid, absence de sanitaires et accès limité à l’eau, à la nourriture et aux soins. Les solutions institutionnelles de mise à l’abri sont depuis longtemps insuffisantes et inadaptées dans la région : “Je préfère rester dans la “jungle” plutôt que de passer une nuit de plus dans un de ces centres” nous disait encore mardi M., Irakien de 23 ans. Pour couronner le tout, des opérations d’expulsion sont perpétrées régulièrement par les autorités publiques, dégradant plus encore les conditions de vie dans ces lieux déjà indignes.

Jusqu’à présent, lors des expulsions régulières, les propositions de mise à l’abri ne sont ni suffisantes, ni présentées correctement aux personnes exilées. L’expulsion du 16 novembre a elle été marquée par la mise à l’abri de l’intégralité d’un campement, malheureusement sous contrainte : les personnes n’ont pas “accepté” de monter dans des bus comme on a pu le lire ou l’entendre dans les communiqués officiels de la municipalité et la préfecture, mais ont été forcées de le faire. Comment, en effet, évoquer la notion de consentement alors même que les personnes ont été poussées au petit matin vers la sortie du campement par une manœuvre de nasse menée par les forces de l’ordre, puis parquées entre des barrières et enfin réduites à choisir entre le commissariat de police et des bus à la destination inconnue ? Aucun interprète n’était présent afin d’informer les personnes dans une langue qu’elles comprennent quel était l’objet et le déroulement de la procédure dans laquelle elles se retrouvaient prises.  Quant aux personnes qui n’étaient pas présentes sur le campement au matin du démantèlement parce qu’elles avaient tenté la traversée pendant la nuit, elles sont revenues dans l’après-midi trempées, sans aucune information et se sont vues refuser l’accès à leurs affaires restées dans leurs tentes. Il faut également noter que l’opération bafouait une énième fois l’obligation légale de prévenir les personnes au minimum la veille de l’expulsion, la rendant illégale. Associations et journalistes, seul·es témoins extérieurs au démantèlement, ont été par ailleurs escorté·es en dehors du périmètre de l’opération et maintenu·es hors de la vue de celui-ci par un dispositif policier qui ne leur a permis de communiquer ni avec les représentants des autorités, ni avec les personnes exilées.

La suite, ce sont des groupes de personnes disséminés partout en France, dans une froideur administrative s’ajoutant tristement à la violence de l’opération. Après quelques heures de route, des personnes quittaient déjà les bus dont elles ignoraient toujours la destination ou fuyaient, à peine arrivées, leurs centres d’hébergement. Une semaine plus tard, nous constatons qu’une large partie des personnes évacuées est revenue à Grande-Synthe. Plusieurs salariés de centres d’hébergement nous ont ainsi contactés dans ce sens, au même moment où nous croisions ces personnes exilées de retour. Maltraitées pendant l’expulsion, elles continuent de souffrir en raison de conditions de vie qui se dégradent chaque jour. Depuis leur départ, les points d’eau et d’électricité ont été mis hors d’état de marche à proximité de leur ancien campement. Les personnes se réfugient dans des endroits moins visibles, mais par conséquent plus dangereux et éloignés des points d’eau et de distribution et de soin des associations.

Mardi 16 novembre, nous avons assisté à une opération d’une ampleur inédite à Grande-Synthe : 40 camions de CRS, 10 camions de police nationale, plusieurs dizaines de policiers en moto, 9 vans de gendarmerie, 15 voitures de la BAC, 4 voitures de la PAF, les RG, la protection civile, les pompiers, la “brigade verte” de la mairie, une entreprise de nettoyage privée, des agents d’EDF, l’AFEJI, 4 voitures de l’OFII, Messieurs le Préfet et le Sous-Préfet, et enfin 23 bus, sans oublier les salarié·es des structures d’hébergement mobilisées ailleurs en France. Quel est le coût d’une telle opération ? Et que dire de cette utilisation de l’argent public devant l’échec qu’elle représente ?

Depuis 1999, la situation au Nord de la France a coûté la vie à plus de 309 personnes. Il y a aussi toutes ces personnes disparues, dont on reste sans nouvelles, et ces milliers de vies brisées par des traumatismes psychologiques et physiques causés par un parcours chaotique, violent et mortifère. À la frontière franco-britannique, personne n’est épargné par les conditions de survie au sein des campements, par la violence de la Manche et des réseaux de traite des êtres humains qui sévissent. Face à l’immensité de cette souffrance, les palabres entre gouvernements et leurs querelles au sujet de la “sécurisation” de la frontière sont obscènes. Surtout quand on sait que l’on pourrait abolir cette maltraitance aujourd’hui systémique en envisageant, par exemple, la mise en place de voies humanitaires vers le Royaume-Uni ou d’un centre d’examen des demandes d’asile au Royaume-Uni toujours sur le littoral français.

Alors que des représentants de l’État français, notamment son ministre de l’Intérieur, repris par certains médias, se félicitent d’une “mise à l’abri” de grande ampleur, nous dénonçons des déplacements de population forcés et une tentative d’invisibiliser et d’épuiser ces personnes en les dispersant. Les mises à l’abri dans des centres éloignés de la frontière ne contribuent qu’à alléger temporairement la pression migratoire sur le littoral. En outre, nous rappelons que du fait du règlement Dublin, de nombreuses personnes ne sont pas autorisées à demander l’asile en France,  le Royaume-Uni représentant alors pour elles la dernière option de vivre en Europe. La situation de ces personnes à la frontière constitue donc une fuite bien plus qu’un choix

À Calais, trois personnes ont récemment cessé de s’alimenter durant 37 jours, pour dénoncer ces violences, pour dénoncer cette politique abjecte à la frontière. Vos réponses insuffisantes ont été rapidement abandonnées. Aujourd’hui, pour cela et tout le reste, nous vous accusons.

  • Nous accusons l’État français de ne pas lutter contre la précarité, mais d’agir pour l’aggraver, accroissant la vulnérabilité et la dépendance des personnes exilées à des réseaux de traite des êtres humains.
  • Nous accusons Monsieur le Préfet du Nord de mettre en danger des enfants, des femmes et des hommes en détruisant leurs biens et leurs abris précaires, avec violence et régularité.
  • Nous accusons les autorités publiques de bloquer la création de places d’hébergement d’urgence sur le littoral.
  • Nous accusons l’État français d’entraver le travail des associations et bénévoles présents au quotidien sur le terrain.
  • Nous accusons l’État de produire les mêmes situations de détresse que celles que l’on observe aujourd’hui à toutes les frontières de l’Union Européenne.
  • Nous accusons les pouvoirs en place d’utiliser l’argent public pour des opérations illégales de dispersement et d’invisibilisation des personnes exilées, plutôt que de répondre à leurs besoins urgents.
  • Enfin, nous accusons le Maire de Grands-Synthe de soutenir ces opérations de chasse et de mise en danger de ces personnes.

Au nom des valeurs à l’origine de la création de la République Française, ces valeurs que vous êtes censés défendre, nous vous demandons de mettre fin à ces actes abominables.

 

Utopia 56