Témoignage de Fanny & Thomas, bénévoles à Utopia 56 Paris :

Ousmane (son prénom a été changé) a 14 ans. Il quitte son Mali natal en 2020 pour rejoindre l’Europe. Il passe par la Mauritanie puis le Maroc, avant de traverser la Méditerranée pour accoster en Espagne puis ici, en France, à Paris. Son parcours d’exil n’a pas été le plus long, d’après lui en tout cas. Pourtant, il monte à deux reprises sur un bateau «en plastique», comme il dit. Deux tentatives pour traverser la Méditerranée. La première fois, son bateau fait demi-tour, ramené sur la côte par les gardes côtes marocains, l’obligeant ainsi à retenter la traversée. La deuxième fois c’est avec 82 autres personnes sur le zodiaque avant qu’un «grand bateau» l’aide. Il nous demandera d’ailleurs pourquoi parfois les bateaux n’arrivaient pas pour le sauver.

Arriver en France, c’est ce qu’il veut. Mais il s’aperçoit très vite que cette France-là ne veut pas de lui. En effet, pourtant âgé de 14 ans, il est ‘’refusé mineur’’ suite à une évaluation rapide et expéditive de sa minorité au DEMIE (Dispositif d’Evaluation des Mineur.e.s Isolé.e.s Etranger.e.s de Paris), géré par le département de Paris via la Croix-Rouge. Malgré son apparence juvénile, et les blessures psychologiques, il n’est pas pris en charge par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), cet organisme qui se doit de protéger les enfants et qui les laisse pourtant dehors.

Désormais, pour prouver sa minorité, il doit faire un recours devant le Juge des enfants pour avoir une mesure d’assistance éducative. Cette démarche prend des mois et peut même dépasser une année. Présumé mineur, il ne peut postuler aux (rares) dispositifs pour majeur.e.s. Suite à la décision du département, il se retrouve donc livré à lui-même, n’ayant que la rue comme lieu de vie, et ce, pendant plusieurs semaines. De quoi perdre la tête, après un parcours éprouvant comme un très grand nombre d’adolescent.e.s dont leur minorité a été refusée.

En décembre 2020, après plusieurs semaines dehors, nous le rencontrons sur plusieurs de nos maraudes. Particulièrement vulnérable, nous prenons la décision collectivement de l’intégrer dans un lieu d’hébergement collectif d’urgence à Pantin, géré par Utopia 56. D’abord fatigué à son arrivée dans l’hébergement, il montre très vite une détermination pour l’apprentissage du Français et une confiance envers les bénévoles. Il va également aux matchs de football le samedi matin ou aux activités proposées par l’association. Amoureux de Paris, il est également le premier à participer aux sorties organisées dans la ville : Tour Eiffel, Jardin du Luxembourg, Buttes Chaumont ou encore les berges de la Seine.

Pourtant, après quelques semaines, il commence à changer de comportement. Nous notons son caractère renfermé et parfois distant avec le reste du groupe. Il est très discret et souvent isolé dans sa chambre.
Peut-être le fait d’être là depuis plus d’un mois et de ne rien voir évoluer ? Les recours en justice mettent du temps ; l’attente est très pesante pour les jeunes, elle est la source de frustration, de stress et d’angoisse. Être rassuré, c’est indispensable dans cette situation et l’on sait que les avocats n’ont pas le temps pour ça, en vue du très grand nombre de mineur.e.s isolé.e.s non pris.e.s en charge à Paris et en Île-de-France. D’ailleurs, pendant un moment, il est amené à appeler son avocate tous les jours et tous les soirs, en pleurant. En tant que bénévoles, nous faisons le maximum pour le calmer et le rassurer.

Il s’alimente très peu, semble inquiet en permanence et communique de moins en moins avec les jeunes du groupe. Ces derniers, ainsi que de nombreux bénévoles, notent également sa démotivation globale. A peine deux semaines après ces premiers signes, Ousmane maigrit, ne mange pas, perd ses cheveux, ne sort plus de sa chambre et ne parle presque plus. Un jour, il craque dans les bras d’un bénévole. Il explique ce jour-là qu’il n’a pas eu de nouvelles de sa maman depuis plusieurs semaines et que c’est inhabituel.

Nous sommes inquiet.e.s pour lui. Deux jours après, Ousmane sort toute une nuit, sans rentrer à l’hébergement. Étonnant pour un jeune dont la plus grande peur est de retourner dans l’enfer de la rue. Nous le contactons puis alertons hôpitaux et commissariats à sa recherche, en vain. Le matin suivant, c’est transi de froid, complètement désorienté et en pleurs que nous le retrouvons. Il a volontairement passé la nuit dehors par des températures qui avoisinaient les 0 degrés. Nous lui faisons réchauffer un plat ; il mange trois fourchettes et finit par verser des larmes. Difficile de savoir comment réagir, nous ne sommes pas formé.e.s. Tout ce que nous avons c’est l’expérience de terrain et la colère contre cet État qui laisse un mineur aussi vulnérable que Ousmane dehors.

Quelques jours plus tard, fin mars, Ousmane décide de participer à une action du collectif Réquisitions (dont fait partie Utopia56), visant à demander l’hébergement sur du long-terme de centaines de personnes exilé.e.s vivant dans des situations précaires. Il se rend donc Place de La République, où des tentes sont dressées pour alerter les pouvoirs publics de leur inaction dans l’accueil et la protection des personnes à la rue et exilé.e.s. Le soir-même, Ousmane est transféré dans un hôtel social après avoir passé plusieurs heures dans une tente. Ce soir-là, il était là sans être là. Et pourtant, en arrivant à l’hôtel, il nous envoie un “merci pour tout”. C’est peut-être l’espoir d’un nouveau départ qui l’a conduit à participer à cette action.

Quelques jours plus tard, il revient nous voir à Pantin, là où sont encore hébergés les autres mineurs. Il semble aller un peu mieux. On se dit que peut-être que le fait d’avoir une prise en charge étatique le rassure, même si sa situation n’a pas évolué dans la réalité : il est toujours en recours, non scolarisé et seul. Il a été mis dans une chambre avec un homme, il ne savait même pas s’il était majeur ou mineur, à qui il ne parlait pas. Il ne nous explique pas tellement comment il se sent dans ce nouveau lieu. Pourtant, lorsque des jeunes sont pris en charge par les pouvoirs publics, nombreux sont celles/ceux qui nous retournent le fait qu’ils/elles se sentaient beaucoup mieux à l’association plutôt que dans les hôtels sociaux.

Ce sont quelques semaines plus tard (il y a maintenant une semaine), alors qu’on pensait que Ousmane allait un peu mieux, qu’il tente de nous joindre vers 22h. Avant ce soir-là, nous avions convenu de le voir pour parler avec lui suite à plusieurs tentatives de contact de sa part. Il revenait vers nous car il ne bénéficiait toujours pas d’un bon accompagnement de la part de l’Etat via la nouvelle structure qui l’hébergeait. Samedi dernier, il nous envoie des messages troublants, peu compréhensibles. Nous essayons avec un traducteur de le rassurer à distance et lui disons que nous irons le voir le lendemain matin, pour parler et comprendre la situation.

Quelques heures plus tard, Ousmane a voulu mettre fin à ses jours en tentant de se défenestrer depuis sa chambre d’hôtel.

Aujourd’hui, il est seul à l’hôpital. Son audience pour son recours, ce qu’il veut le plus, va être décalée à cause de sa tentative de suicide. Ousmane ne le sait même pas car il est enfermé dans son silence.